Vous vous en doutez, quand vous êtes une personne publique, qui vit exclusivement de sa plume, qui a besoin de communiquer sur son travail pour le faire connaître au plus grand nombre, et que vous avez près de 30 000 personnes qui vous suivent sur les réseaux sociaux propriétaires (Facebook, Twitter et Instagram dans mon cas), s’en aller n’est pas une décision que vous prenez à la légère… C’est un grand saut dans l’inconnu, un genre de pari un peu fou qui vous donne un vertige terrible. Mais c’est justement cette peur de partir qui m’a rendu physiquement malade. C’est justement en réalisant à quel point nous sommes soumis à l’emprise des réseaux sociaux privés que l’idée d’en être un esclave volontaire m’a placé dans une situation insoutenable de contradiction avec mes convictions propres.
Prise de conscience numérique.
Rester sur ces réseaux, en leur cédant aveuglément tout ce qu’ils me prennent, c’était fondamentalement contraire à ce que je suis, à ce que je ressens, et à ce que je crois.
Cela fait des années que je pense et que je dis à qui veut l’entendre que les réseaux sociaux sont à la fois des outils formidables, qui mènent à de fabuleuses rencontres ou découvertes, qui permettent de garder collectivement le contact avec des amis éloignés, mais aussi des outils pernicieux, avilissants, des chambres d’écho virales aux plus viles pensées, des porte-voix aux paroles intolérables, quand ils sont entre de mauvaises mains et mal contrôlés. Cela fait des années que je suis profondément inquiet devant leur fonctionnement intrusif, devant la commercialisation opaque de nos données les plus personnelles (ce que la sociologue Shoshana Zuboff appelle le marketing de surveillance), la malignité de leurs algorithmes qui nous abreuvent de contenu indésirable (et souvent nauséabond), leur modération hasardeuse… Et cela fait des années que je me résigne, malgré tout, à leur suprématie, par fatalisme, parce que « oui, mais c’est pratique, quand même… », et de peur de vous perdre, vous, mes lecteurs.
L’herbe est vraiment plus verte ailleurs !
Mais voilà, aujourd’hui, alors que des alternatives réelles existent, j’écoute un peu la voix de Bohem, héros de Nous rêvions juste de liberté, et, comme lui, je rêve de mettre les voiles. Je trouve, enfin, la force de partir. De partir pour l’ailleurs. Parce qu’il existe un ailleurs, vous savez ? Il existe un monde sans Facebook. Et bon sang, je suis allé voir… je vous promets ! Qu’est-ce qu’il fait bon y vivre !
L’arrivée d’Elon Musk sur Twitter ayant fait couler la dernière goutte d’eau qui a fait déborder le vase de ma soumission résignée, je me suis dit que j’allais « tenter l’aventure Mastodon » (ce réseau social libre, qui s’inscrit dans le « fediverse », en open-source, interconnecté avec tout un tas d’autres outils libres, et qui n’appartient à personne, sinon à toutes les bonnes âmes qui se fédèrent pour l’héberger), pour voir un peu ce que cela pouvait donner. Au début, je me suis dit que j’allais attendre quelques semaines avant de me faire une idée. Il m’aura fallu bien moins que cela. Après quelques jours à peine passés sur Mastodon, j’ai eu l’impression de vivre une épiphanie, une évidence et, au final, une libération. Je ne m’attendais pas à vivre l’expérience aussi intensément. En quelques heures à peine, j’ai eu l’impression d’être Néo, dans Matrix, au moment où il avale la pilule rouge et qu’il se rend compte que, depuis des années, il vit dans une illusion machiavélique… There is no spoon ! Quitter les réseaux propriétaires pour rejoindre un réseau libre, c’est ouvrir sa conscience et reprendre le contrôle de sa vie numérique.
Le problème n’est pas l’outil.
Comme souvent, le problème n’est pas l’outil, mais celui qui le manie. Le problème n’est pas Twitter, c’est Twitter Inc. Le problème n’est pas Facebook, c’est META. Ce n’est pas ChatGPT, c’est OpenAI. Ce n’est pas Gmail, c’est Google Inc. Etc.
La technologie est une chose magnifique. Mais le capitalisme de surveillance cité plus haut est un enfer, qui n’a qu’une obsession : faire de toute nouvelle technologie une cash-machine plutôt qu’un outil de progrès social. Ce n’est pas les réseaux sociaux ou les IA qu’il faut bannir, c’est le système qui permet à ces méga-corporations de les dévoyer pour engranger des fortunes colossales sans se soucier de leur impact négatif, tant social que moral et écologique.
Voilà, c’est fini…
Ainsi, je suis parti. J’ai décidé de fermer tous mes comptes Twitter, Instagram et Facebook pour migrer totalement sur Mastodon, où ceux qui le veulent peuvent me suivre (vous pouvez suivre cet excellent tutoriel si vous avez du mal…). Et je reprends ici la forme traditionnelle du blog, dont je suis persuadé qu’elle va retrouver son heure de gloire, grâce à la liberté rédactionnelle qu’elle permet et à l’absence de traçage nauséabond voué à la publicité ciblée. Pour ceux que Mastodon ou le blog n’intéressent pas, vous pouvez simplement vous abonner à ma newsletter, pour recevoir mes infos essentielles.
J’espère que je ne serai pas le seul, que, peu à peu, nous serons nombreux à nous désintoxiquer, à prouver que c’est possible, à sortir de cette emprise incroyable que les réseaux privés ont sur nous, sur les gens qui, comme moi, ont le sentiment de devoir exister sur ces plateformes commerciales pour « toucher leur public ». Le vrai défi, pour nous, chers amis journalistes, éditeurs, artistes, écrivains, lecteurs, c’est d’amener justement le public à se libérer lui aussi de cette emprise.
Je ne sais pas quel poids mon choix aura dans cet éveil des consciences auquel j’aspire. Un coup de pied dans l’eau, peut-être. Je vais peut-être me fourvoyer, et finir un peu seul, dans cet autre monde. Mais au moins, je l’aurai fait. Et, à vrai dire, de très nombreux auteurs m’ont déjà suivi dans cette migration, et le hashtag que nous y avons créé ensemble #mastolivre connaît un succès grandissant et permet aux blogueurs, lecteurs, auteurs, libraires et éditeurs de se lire mutuellement.
À tous ceux qui ont eu la gentillesse de me suivre depuis tant d’années sur les réseaux d’antan, je veux témoigner ici mon immense gratitude, et j’espère que vous saurez me pardonner, me comprendre. J’ai vécu de belles heures parmi vous, et je vous en suis infiniment reconnaissant. À ceux qui auront l’envie (oserais-je dire le courage) de tenter aussi l’aventure de la désintox, je veux exprimer ma reconnaissance, et leur dire que nous vivrons sans doute là-bas de bien plus belles heures, débarrassés de la course au « like », de la prolifération des fake-news (la modération à taille humaine des petits serveurs et la possibilité de bloquer les instances irrespectueuses de la charte du fediverse nous en protègera davantage), de l’affichage de contenu indésirable obéissant à un algorithme tordu, et de ces grosses corporations lucratives qui n’ont d’autre dessein que de transformer notre vie privée en marchandise pour de la publicité ciblée. Mastodon est un logiciel en redistribution libre. Il ne pourra jamais être à vendre. Et si par quelque coup tordu (fort peu probable, vu la nature du logiciel) il tombait entre de nouvelles mains, nous partirons ailleurs…
Bonne route à vous tous ! Si, d’aventure, vous voulez me rejoindre, loin de tout ce bazar, suivez un ou deux tutoriels en ligne, créez-vous un compte Mastodon, sur n’importe quelle instance (toutes sont connectées), et venez me retrouver à l’adresse : @loevenbruck@toot.portes-imaginaire.org
Liberté !