Trolls locaux et bio : permaculture de la haine sur les réseaux décentralisés *

Ainsi naquit le Troll :

La chose a certes déjà été expliquée mille fois par des gens bien plus calés que moi mais, pour résumer, en préambule à ma réflexion du jour, rappelons que les réseaux sociaux propriétaires ont pour objectif majeur d’engager leurs visiteurs, de les retenir le plus longtemps possible, pour exposer leur cerveau disponible à la publicité ciblée qui s’y affiche (grâce au siphonnage de nos données personnelles). Ainsi, tout comme l’industrie du tabac a appris, avec le temps, à ajouter discrètement des tas de produits addictifs dégueulasses dans ses cigarettes, des armées de spécialistes de la Silicon Valley ont développé, depuis vingt ans, tout un tas d’astuces sournoises pour nous accoutumer à ce nouveau forum romanum, en nous poussant à chercher de plus en plus cette étrange approbation sociale, sous forme de likes et de partages, mais aussi la satisfaction malsaine de pouvoir s’y tenir en juge permanent de ce qui s’affiche sur nos murs, transformant soudain les milliards d’utilisateurs de Facebook en autant d’épidémiologistes, de politologues, d’entraîneurs de football ou d’économistes de haut vol. Et nous voilà qui partageons frénétiquement les publications d’autrui, tantôt pour en faire l’éloge, tantôt pour les conspuer, comme si nous devions impérativement nous poser en arbitres légitimes de la pensée d’inconnus qu’un algorithme tordu a placés sur notre chemin. Cette dynamique sociale, dont l’objectif véritable est donc de créer de l’audimat, fait de nous des experts auto-proclamés de la juste pensée, renforcés dans nos convictions/jugements par le nombre de petits pouces bleus qui se lèvent à chaque envolée lyrique ou chaque diatribe.

La quête perpétuelle d’approbation s’accompagne donc de son pendant négatif, une prolifération de messages haineux, agressifs ou condescendants, de la part de gens (et parfois même de groupes de gens), ces fameux haters ou trolls qui, en réalité, n’avaient initialement rien à faire dans la “conversation” que vous pensiez avoir avec vos “proches”. Chercher l’amour des inconnus nous expose à en récolter aussi la haine. C’est le jeu, bébé ! Et cela ne risque pas de s’arrêter, car la polémique est une cash-machine pour le réseau social, c’est même la principale fonction des fameux algorithmes qui vous exposent quotidiennement aux défécations du quidam : il n’y a rien de plus engageant que l’escarmouche ! Après avoir passé 15 ans sur Facebook et Twitter, j’ai pu constater que mes posts qui généraient le plus de vues étaient, de très loin, ceux où les gens s’en foutaient plein la poire. Et Zuckerberg me félicitait chaleureusement sur mon interface : “Bravo, Henri, cette semaine, vous avez généré vachement plus de vues que d’habitude en disant qu’Orelsan c’était gentillet, mais beaucoup moins bien que Kacem Wapalek”.
Voilà. Les réseaux sociaux nous rendent agressifs et un peu cons. C’est un fait, documenté, et jusque-là, je ne vous apprends rien (d’ailleurs, il se peut que je ne vous apprenne rien non plus dans la suite du texte, hein : après tout, je ne suis pas épidémiologiste, moi non plus).

Et si ce n’était pas la faute de Zuckerberg ?

Quand vous finissez par ne plus en pouvoir de tout ce merdier (et qu’Elon Musk vient en rajouter une couche en prenant les commandes de Twitter), si vous êtes un peu courageux (et un peu fou), vous descendez du ring, et soit vous arrêtez tout, soit vous cherchez une herbe plus verte ailleurs. C’est ce que j’ai fait, vous le savez, en quittant les réseaux sociaux propriétaires pour migrer sur Mastodon. Une chose est sûre : l’herbe y est plus verte. Beaucoup plus verte. C’est indéniable. Sur ce type de réseau décentralisé, pas de publicité ciblée, pas de siphonnage des données, pas d’algorithme pernicieux, et une modération plus efficace car, au lieu d’un immense bordel centralisé, Mastodon est une fédération de plein de petits jardins (instances), à échelle humaine, plus faciles à entretenir par leur jardinier (les administrateurs de l’instance). Mais voilà… elle a beau être plus verte, l’herbe du Fédiverse, il subsiste quand même quelques trolls pour venir la brouter sans vergogne. Et du coup, une question se pose : et si l’existence des haters n’était pas vraiment la faute de ce pauvre Zuckerberg ?

Illustration par l’exemple

Hier, sans doute fort maladroitement, voyant la levée de boucliers provoquée par le SNU (Service National Universel) de Macron, et, je l’admets, assez peu renseigné sur le sujet, je me demandais sur mon fil Mastodon si j’étais “le seul mec de gauche” à ne pas être fondamentalement opposé à l’idée de service national, du moins si on lui donnait une forme plus proche du service civil que j’avais effectué moi-même, lors de mon objection de conscience ; dix-sept mois de ma vie qui m’ont beaucoup appris et qui m’ont donné l’impression de pouvoir “rendre service” à mon pays, qui, lui-même, quoi qu’on en dise, nous rend aussi régulièrement de forts sympathiques services (éducation, transport, poste, sécurité sociale, etc.). Mon post, qui rappelait au passage que La Marseillaise et le drapeau tricolore, hérités de la Révolution, étaient tout de même des symboles de gauche (et que j’emmerdais allègrement les fafs qui se les accaparaient, en refusant de les leur céder) finissait par un naïf “éclairez-moi”.
Au départ, ça a plutôt bien commencé. Mes mastopotes m’ont fait connaître leur position, certains partageant la mienne, d’autres s’y opposant farouchement mais sans agressivité, me faisant découvrir les indéniables aberrations du SNU dans sa forme actuelle. Et puis, là, soudain, c’est le drame : d’un coup, les bons vieux trolls ont surgi de sous leur pont, et les insultes ont volé. Je suis devenu, en l’espace de dix minutes, un sale vieux (ce qui n’est pas faux, en soi, mais assez pourrave, comme insulte), un odieux réac (ce qui est possible, mais très involontaire), et un fieffé macroniste (ce qui est assez rigolo quand on me connaît un peu…). Le plus drôle étant cette dame dont le message était “Je ne vous suis pas, mais vous êtes un sale réac”, ce qui est quand même l’aveu de trollitude le plus éhonté qui soit (“je n’ai rien à foutre là, mais je viens quand même vous insulter”). Saperlotte ! Aguerri à la trollomanie par mes années de service (oui, c’est à la fois un jeu de mot avec SNU et une référence à Antisocial, je suis hyper drôle), j’ai bloqué sans hésiter ceux qui n’apportaient rien d’autre au débat que de vilains noms d’oiseaux (bleus), et puis j’ai fini par en avoir marre et, de guerre lasse, en bon objecteur de conscience, j’ai refusé de prendre les armes et j’ai supprimé mon post, pour avoir la paix.

Du coup, j’ai été bien obligé d’admettre que, merde alors, ce n’est donc pas (seulement) l’algorithme pernicieux des réseaux sociaux propriétaires qui génère la trollerie ! Elle n’a pas besoin des artifices de la publicité ciblée. Elle est là, autosuffisante, s’épanouissant en autarcie. Certes, elle est un poil moins violente, certes, elle prolifère moins vite, mais elle est bien là, la haine : une haine bio, en permaculture, qui se développe durablement dans son écosystème, et sans engrais chimique !

Alors, on fait quoi ?

Il faudrait sans doute ici laisser la place à un sociologue plutôt qu’au romancier que je suis pour nous expliquer savamment pourquoi il y a, dans la nature humaine, ce besoin viscéral d’aller dire, même à un inconnu, qu’il est un imbécile profond de ne pas penser comme soi, et de l’insulter avant même de lui avoir dit bonjour. À bon entendeur…

Mais il y aurait aussi sans doute deux autocritiques à faire.

La mienne, d’abord : qu’est-ce qui me prend d’aller dire des trucs pareils sur un espace (plus ou moins) public ? Tu cherches la merde, Loevenbruck ? Serait-ce une déformation rézosociale, après des années passées sur Faceter et Twibook ? Sans doute. Mea culpa. D’autant que, au fond, c’est vrai, sous sa forme actuelle, le SNU, c’est un peu de la merde.

L’autocritique du Fédiverse ensuite : l’un des attraits de Mastodon est, justement, le climat pacifié que sa forme et sa nature nous promettent. C’est même l’un des arguments les plus souvent utilisés pour inviter les copains à nous y rejoindre. Mais pouvons-nous vraiment mettre cette qualité en avant si la moindre différence d’opinion (aussi peu tranchée soit-elle) expose ses utilisateurs aux mêmes insultes que dans la cour d’en face ? Si les gens comme moi – en surpoids, tatoués, amateurs de single malt, résolument progressistes, qui préfèrent la pensée à la politique, et au dogme le débat, qui n’aiment pas trop les partis et leurs lignes, qui se méfient du militantisme partisan et aspirent plutôt au doute et à l’entendement personnel – n’osent plus y dévoiler leur incertitude quant à un sujet précis, de peur de devoir se coltiner de nouveau la chienlit des réseaux propriétaires, le Fédiverse risque rapidement de devenir un peu fédichiant, non ? Il est évidemment hors de question pour moi de “signaler” des gens juste parce qu’ils m’ont insulté (ces connards !), et les bloquer me suffit amplement ; mais ce petit arrière-goût de ce qui m’a fait quitter Twitter est tout de même un peu triste…

Peut-être qu’un réseau social, même décentralisé, ne doit pas être considéré comme un terrain de débat serein. Peut-être est-ce une illusion, une utopie, que de croire qu’un réseau social pacifié, ouvert aux confrontations d’idées courtoises, soit possible, parce qu’il y aura toujours des putains de trolls, même au paradis (et c’est une vraie question, hein, les amis) ?

Enfin, peut-être est-ce aussi la démonstration des limites du micro-blogging, qui ne laisse pas assez de place pour exprimer clairement sa pensée et qui la soumet, même sur un réseau décentralisé et sans algorithme, au jugement de parfaits inconnus, ignorant le contexte.
C’est en tout cas l’une des raisons qui me poussent à me tourner vers ce blog, où je peux m’étaler comme un sagouin onaniste sans trop craindre les lazzis et les quolibets des inconnus, et en me foutant de savoir si ça fait des likes (sans pour autant abandonner Mastodon, où j’ai fait, en six mois, mille fois plus de belles rencontres et de découvertes qu’en quinze ans sur FB)…

Mais une chose est sûre : à part dans les romans de Tolkien et Pratchett, les trolls, ça me gonfle. J’en appelle donc aux codeurs de la permaculture décentralisée : sauriez-vous coder un désherbant bio ?

*Grâces soient rendues à Ploum qui m’a soufflé ce titre bien plus cool que celui auquel j’avais d’abord songé. Bien qu’il ait eu l’élégance de le livrer en licence Creative Commons CC0, n’empêche, grâces lui soient rendues : c’est, de loin, la meilleure partie de ce billet.